«C'est la certitude et non le doute qui rend fou» (Nietzsche).
Un ami m'a longuement parlé tout à l'heure de l'essor des centres d'appel au Maroc. Il m'a ainsi expliqué que les standardistes (qui sont le plus souvent des opératrices!) devaient endosser une identité française pour tromper le client sur la provenance de l'appel. Pendant qu'il dissertait mon esprit saisit au vol cette information et en fit toute une histoire. Et je l'avoue, à ma très grande honte, je n'ai plus rien écouté par la suite.
Je m'imaginais en fait une jeune et jolie Marocaine, qui se ferait appeler Odile. Oui Odile car c'est un prénom qui fleure bon la France profonde. Du reste, il est préférable pour d'évidentes raisons socio-économiques que notre héroïne ait comme double une Française d'en-bas. Mais ne nous égarons pas! Voilà donc Odile dans son environnement de travail aseptisé. Elle répond avec tact et sans accent décelable aux clients d'une marque de shampoing. Pour la énième fois, elle explique à une dame - elle l'imagine respectable et fortunée - que l'effet de la lotion sur la chute de cheveux n'est pas garanti avant trois mois d'utilisation. Bref, Odile remplit parfaitement son contrat et se montre d'une patience infinie. Une fois son service terminé, la petite Marocaine remet en ordre son espace de travail, enfile sa veste en jean et s'éclipse discrètement. Elle va retrouver comme tous les soirs sa bande d'amis au café de l'Agdal, avant de rejoindre la maison familiale, à l'autre bout de la ville.
Un jour, pas plus triste qu'un autre, un évènement extraordinaire se produisit. Enfin! En sortant du centre d'appel, Odile se rendit compte que quelque chose s'était déréglé dans son mode de fonctionnement. Stupéfaite, elle comprit qu'elle ne parvenait plus à se défaire de son identité d'emprunt! Elle s'arrêta, refit le chemin jusqu'au centre, enleva sa veste en jean et demanda à Danielle, la fille qui prenait son tour après elle, de lui céder sa place. Elle redémarra l'ordinateur pour entrer dans sa session de travail, répondit à une question puis refit tous les gestes en cascade comme à l'accoutumée : quitter sa session, se lever, enfiler sa veste en jean, appeler ses copains pour s'assurer qu'ils étaient déjà au café et marcher d'un pas rapide à leur rencontre... Mais ce soir-là, elle le savait, rien ne fonctionnait comme d'habitude. Elle était restée dans la peau de cette Odile, censée n'être qu'un bleu de travail. La preuve ? Elle ne saisissait pas un traitre mot de ce que lui disait le jeune homme qui lui vendait chaque matin ses cigarettes au détail ! Odile s'assit un moment sur un banc pour réfléchir à ce prodige. Comment allait-elle pouvoir revenir à son moi d'origine ? Il fallait tout d'abord renoncer à la halte-café avec les copains. Ils ne comprendraient pas, les questions fuseraient et... Odile ressentit soudain une immense fatigue. Elle n'avait désormais qu'une envie : s'enfermer dans sa chambre et tenter de dormir. Puis, à sa grande surprise, la jeune fille se rendit compte en se dirigeant vers la station du bus que la fatigue faisait place à une légère mais réelle excitation. La situation commençait à l'amuser sérieusement. Après tout, ne rêve-t-elle pas depuis longtemps d'émigrer en France? A présent qu'elle était dans la peau d'une gaouria pourquoi devrait-elle s'en plaindre? Odile décida donc de ne plus se torturer l'esprit et de rester... elle-même.
Sa réflexion fut interrompue par les petits coups du receveur sur la vitre de son cagibi pour réclamer le paiement du ticket de bus. La réponse en français d'Odile eut d'abord sur lui l'effet d'un choc électrique. Puis, prenant son élan comme un sprinter, il l'enveloppa d'une bordée d'injures et de postillons :
- Eh toi, pour qui te prends-tu espèce de trainée ! On ne joue pas à ça avec moi, j’en ai redressé de plus cinglés que toi tu sais ! Paie ou fous le camp vite fait ».
Pour qui se prenait-elle ? En vérité, elle aurait bien voulu le savoir.
Une fois arrivée à destination, elle se surprit à regarder, comme s’il s’agissait de la première fois, la nudité de son quartier. La saleté des rues avec leur amoncellement de détritus, les murs à peine chaulés des immeubles et les trottoirs rapiécés, elle reçut tout cela au visage. Qu'elle s'empressa d'enfouir sous son châle pour le protéger d’un trop plein d’agressions. Elle essayait à présent, dans un ultime espoir de mettre fin au cauchemar, de ramasser ses souvenirs pour retrouver la porte en fer de sa maison.
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