Un après-midi électrique ou comment la fée électricité fit son apparition en médina de Rabat

Aïcha maniait son bâton de khôl avec dextérité. L’absence inespérée de son mari, qu’elle appelait plus par crainte que par déférence El Hadj, lui permettait d’en mettre un peu plus que le ridicule filet habituel autour des yeux. Lorsqu’il sera revenu, tard dans la soirée, toute trace de coquetterie aura depuis longtemps disparu. Elle avait aussi étendu son plus beau haïk blanc et ses babouches serties d’un discret fil d’or. Aïcha ne voulait surtout pas paraitre pauvre. Elle tenait aussi à être bien placée pour rapporter à ses voisines le moindre détail de la grandiose fête que le Pacha allait donner à l’occasion du mariage de son fils ainé, Si Ali, avec la belle andalouse de Salé.

Le clou de la cérémonie était la conclusion de l’acte devant les adouls prévue après la prière de l’Asr dans la vaste demeure du Pacha, au bout de l’avenue centrale de la médina. Ah la demeure du Pacha ! Depuis qu’il y avait aménagé, à l’été 1922, le maitre paraissait avoir retrouvé une nouvelle jeunesse. Il avait décrété qu’un tel écrin se devait d’abriter une fête éclatante et voilà que l’occasion se présentait avec les noces de Si Ali.

Elle égrena en chantonnant la liste des réjouissances qu’elle s’apprêtait à vivre derrière l’anonymat de son haïk blanc. De son unique œil dégagé, elle était sûre de ne rien rater du spectacle, ni la cérémonie du henné de la vertueuse jeune mariée slaouie, ni l’offrande du lait et des dattes, ni l’acte de mariage. Mais bien entendu, Aïcha n’aura, comme toutes les autres femmes, que les échos de la lecture de la Fatiha scellant l’union entre les jeunes époux. Elle saura lorsque les youyous retentiront dans toutes les travées de la vaste demeure, et bien au-delà dans les ruelles avoisinantes, que Si Ali et la gracieuse fille d’un notable de Salé étaient désormais mari et femme selon la volonté d’Allah.

Aïcha décida de se presser afin de pouvoir flâner tranquillement dans les ruelles de la médina avant de rejoindre la fête. Mais, avant de quitter sa masure, elle cogna à la porte de sa voisine de palier. N’ayant pas obtenu de réponse, elle cria distinctement qu’elle allait de ce pas assister au mariage de Si Ali dans la vaste demeure du Pacha et qu’elle rapporterait fidèlement tous les échos de la cérémonie à l’ensemble du quartier. Car tel était son rôle : assister sous son haïk à la fête pour que personne, ici, dans ce quartier de la basse médina, ne soit privé du menu des réjouissances. Aïcha veillerait aussi à mettre dans un large cabas de lin, qu’elle tenait enroulé dans les plis de son ample djellaba, des gâteaux pour les enfants des familles avoisinantes.

La fête commençait au moment où Aïcha franchît la grande arche d’entrée de la vaste demeure. Les musiciennes testaient leurs instruments provoquant une joyeuse cacophonie et les premières arrivées, toutes drapées, s’installaient au fond du patio sous l’œil vigilant de deux vénérables hadjas. Hadja Rqia et Hadja Tamo, que tout le monde connaissait. Envoyées au milieu du siècle passé par le grand Pacha de Marrakech, elles régnaient en maitresses de cérémonie en appliquant à la lettre les instructions de Lalla, la femme du Pacha. Drapées dans de longs caftans brodés d’or, majestueuses dans leur démarche et leur maintien, elles devaient s’assurer que les invitées seraient toutes placées, chacune selon son rang ; que les musiciennes, venues spécialement de Tétouan, avaient, en attendant d’entonner le chams al achi, un verre de thé à portée de main ; et que les serveuses, debout devant les immenses plateaux de cornes de gazelle et de cubes d’amandes enrobés de sucre, le takhmil dûment fixé pour empêcher que les manches de la djellaba ne viennent valser sur les sucreries, se tenaient prêtes à parcourir les travées pour distribuer thé à la menthe de Meknès et tous ces gâteaux préparés depuis plusieurs semaines dans la grande cuisine de la vaste demeure.

Il était près de cinq heures de l’après-midi et le soleil venait à peine d’entamer sa courbe descendante. Aïcha, décidée à ne quitter la fête qu’aux premières lueurs du soir, lorsque la pénombre commencerait à envahir le patio, se tenait appuyée sur une colonnade de fins zelliges de Fès et parcourait du regard les rangées de chaises pour graver dans sa mémoire le visage des belles dames invitées. Elle reconnut sans peine la femme du mendoub et sa fille, toutes deux coiffées à la tétouanaise. Puis son regard insistant se posa sur Oum El Ghit, la nièce du Pacha dont la saisissante beauté a inspiré, dit-on, la célèbre qasida Lalla Ghita moulati. Ses longs cheveux de jais balayaient le sol au rythme du dodelinement de sa tête, à la recherche d’un sourire ami qui la rassurerait. Derrière elle, ne tenant pas en place, se penchait Zoubida, l’espiègle cousine de Si Ali. A l’affût de la moindre indiscrétion, elle se tenait penchée, les fesses à peine posées sur la chaise. N’eussent été les immuables règles de la convenance, Aïcha aurait bien sollicité son aide pour savoir ce qui se dirait tout à l’heure à la cérémonie des fiançailles. Elle se prit à rêver d’une multitude d’yeux et d’oreilles pour ne rien perdre du spectacle. Être partout, tout entendre et tout voir. 

Les pensées d’Aïcha furent bientôt dispersées par les sons des derboukas et des bendirs annonçant la procession des offrandes dont Si Ali comblait la mariée. Une longue suite de cônes furent déposés dans l’allée et, d’un seul mouvement, découverts pour que tous les invités puissent apprécier la valeur des dons : bijoux finement ciselés, lamelles d’ambre et de bois de santal, djellabas brodées d’or et caftans en soie indienne, le tout disposé dans un désordre qui n’était qu’apparent.

La fête débordait du patio pour envahir les larges salles ornées de poufs de cuir et de matelas de laine. Les vibrations prenaient au corps les invitées et les tenaient sur le qui-vive, à l’affut de la moindre nouvelle réjouissance, du moindre divertissement.

Aicha connut un moment d’inquiétude, comme si elle émergeait d’un court mais profond songe. Le muezzin avait-il déjà entonné l’appel à la prière de l’Asr ? Comment pouvait-elle en être sûre dans ce joyeux tintamarre ? Elle n’osa pas demander à sa voisine mais balaya bientôt ce souci lorsque s’élevèrent les traditionnels youyous qui saluaient la signature de l’acte de mariage entre Si Ali et la noble Cherifa de Salé. Elle se sentait désormais légère : encore deux bonnes heures avant de reprendre le chemin du retour ! Elle allongea le bras pour attraper une corne de gazelle et leva des yeux souriants vers la lumière blanche qui tombait sur le patio. Elle en avait la certitude, la fête n’était pas encore finie !

Pour Aïcha, la première lueur du soupçon naquit dans l’œil de Hadja Tamo qui, à chacun de ses passages d’inspection, la dévisageait avec un sourire aussi moqueur que malicieux. « Que fais-tu encore à cette heure-ci loin de chez toi ? » interrogeait le regard noir de la vénérable dada. Ce qu’elle faisait ? Elle buvait de tous ses pores la fête et le sentiment joyeux de faire partie de ce monde de gaité et de richesse qui la snobait. Voyons ! Mais le regard de Tamo se faisait insistant, plus lourd à chacune de ses allées et venues, broyant comme une impitoyable noria les rêves insensés d’Aïcha, ce sentiment d’être elle aussi de la fête, invitée parmi toutes ces Chrifates à la peau laiteuse et aux gestes maniérés. Puis le doute se mua en désolation lorsqu’à son tour Hadja Rqia lui indiqua d’un mouvement de tête le couloir menant vers la sortie. Aïcha jeta une ultime prière vers le ciel pour signifier aux irascibles vieilles dames qu’il faisait encore jour et qu’elle aurait largement le temps de traverser la médina pour retrouver la sombre exigüité de la petite pièce qu’elle occupait avec El Hadj, rien n’y fit.

Le drame se jouait dans le silence absolu de ces indicibles regards et mouvements de tête et la pauvre femme eut l’impression de voir un doigt vengeur la pousser comme une vulgaire poupée en tissu vers la rue. Le constat était là : elle allait quitter la cérémonie au milieu de l’après-midi, à la lueur blanche du soleil qui inondait encore insolemment le patio. Aïcha ruminait entre ses dents gâtées d’improbables récriminations et un vrai sentiment de honte et de colère. Le Pacha ne devrait pas permettre à ses vieilles chipies de lui gâcher le spectacle et, surtout, de la traiter ainsi. Elle s’arrangerait en temps voulu pour lui transmettre le message. Pour l’heure, elle cherchait le cabas empli de gâteaux qu’elle dissimulerait en réajustant son haïk, avant de s’engager dans l’étroit derb qui la mènerait tranquillement chez elle.

Sa frustration s’apaisa à la pensée de tous les détails qu’elle distillerait d’une voix de conspiratrice à ses voisines aux yeux allumés. Le mariage avait été grandiose et elle avait été reçue jusqu’au bout avec le sourire et d’infinies locutions de bienvenue. Le huis-clos final et sa sortie prématurée étaient presqu’oubliés au moment où elle franchissait la porte, plus petite mais encore bien imposante, qui débouchait directement sur les ruelles de la médina. Il ne restait qu’un vague ressentiment et Aïcha avait pressé les pas, enfouie dans les plis de son haïk. Ce n’est qu’en levant la tête qu’elle reçut le choc : la médina était plongée dans le noir absolu ! Elle faillit perdre son équilibre et implora le Tout-Puissant. Par quel miracle avait-il fait tomber l’obscurité en l’espace de ces quelques minutes qui lui avaient suffi pour quitter le patio de la fête et rejoindre la porte, secondaire mais néanmoins imposante, qui ouvrait la vaste demeure du Pacha sur les ruelles de la vieille ville ? Quel était donc ce mystère ? Aïcha fut saisie d’effroi : Tamo ne lui avait-elle pas jeté un sort ? Elle était connu pour… mais de là à faire tomber précipitamment la nuit ! Non, il y avait certainement une autre explication. Oui mais, laquelle ?

La pauvre femme fut soulevée par un frisson ininterrompu : elle imaginait sans peine la fureur de son mari, El Hadj, et les coups qu’il ne manquerait pas de lui administrer à l’aide de tout ce qui pourrait bien se trouver à portée de ses mains. Avec méthode et sourire mauvais. Il déciderait sans doute aussi de la jeter à la rue en la sommant de retourner chez ses parents et de leur raconter comment elle, Aïcha, était devenue cette femme de mauvaise vie qui ne regagne le domicile conjugal qu’une fois la nuit noire tombée. Son haïk prenait des allures de linceul ! Aïcha décida de retourner chez le Pacha et de chercher une explication au prodige qui venait de s’accomplir sous ses yeux.

Le patio étalait ses magnifiques zelliges et ses frises de plâtre blanc finement ciselées dans les derniers rayons de la lumière du jour. Pour Aïcha, il n’y avait aucun doute et cette clarté blafarde descendue du patio matérialisait le miracle : il faisait encore jour à l’intérieur de la vaste demeure du Pacha et nuit noire dans les ruelles de la médina ! El Hadj ne se contenterait sûrement pas de ses dires et elle se mit en quête de Rqia et Tamo et d’un alibi crédible. Honteuse et craintive, Aïcha aborda les vénérables dadas qui supervisaient le balayage du lieu de la réception à présent déserté. Hadja Tamo, soulagée d’avoir mené à terme les festivités, la dévisagea sans aucune animosité. Tout en maudissant sans doute cette pique-assiette ?

-          Que veux-tu Aïcha ? La fête est finie, il ne reste plus que les intimes, en es-tu ? lui assena-t-elle avec juste ce qu’il faut de rudesse pour l’effrayer.

-          Rien Hadja, rien. Allah bénisse Si Ali et Lalla Cherifa. Qu’il leur accorde tout le bonheur du monde et prête une longue existence au Seigneur et maitre de cette demeure, débita la prudente Aïcha.

-          Que veux-tu ? insista la dame.

-          Voilà, je voudrais juste comprendre. Tu sais que je ne suis pas très futée mais là, c’est une magie qui me dépasse. J’assistais à cette fête, réussie grâce au Tout-Puissant, et m’apprêtais à quitter cette belle demeure, que Dieu en préserve la sérénité, lorsque je fus surprise par la tombée de la nuit dehors. Le temps de quitter le patio où, je le jure sur la tête de mes enfants, il faisait encore jour, et d’arriver à la porte de cette demeure bénie, tu sais, celle qui donne sur les ruelles de la médina, et voilà que le ciel y est aussi sombre que la peau de Mbarek le hammal. Quel est ce prodige ? Les Jnouns se sont-ils emparés de moi Lalla Tamo ? implora la femme en tremblant sous son drap blanc.

Pour toute réponse, Aïcha reçut en pleine figure le rire saccadé de Tamo. Un rire qui raisonna longuement dans l’immensité du patio à présent déserté. Il ne s’arrêtait pas ce rire, rebondissant d’un pilier à l’autre, courant dans les couloirs aux plafonds de nacre et longeant, à peine moins sonore, les murs de zellige fassis. Il empruntait toutes les voies possibles de cette vaste enceinte qui semblait repue mais fatiguée d’avoir abrité des heures durant de si vives réjouissances. Puis, sans qu’Aïcha n’y comprenne quelque chose, le rire tomba comme un vulgaire morceau de plâtre se détachant de la halka.

La pauvre femme, larmes aux yeux, se posait une question fatidique : Tamo avait-elle le pouvoir de faire venir la nuit brusquement avant même que le jour ne prît fin ? Que Dieu nous assiste, elle ne pouvait avoir ce pouvoir, se rassura-t-elle. Enfin, peut-être… Encore que la chose lui paraissait, comment dire, impossible. La pauvre femme, maintenant très fatiguée, jugea prudent d’attendre les explications de la sorcière.

-          Ma pauvre Aïcha, il n’y a rien de magique dans tout cela. Viens avec moi, je vais t’expliquer, dit-elle en lui prenant par surprise la seule main qui dépassait encore du linceul blanc.

-          Je te suis Lalla Tamo, je te suis.

La vénérable dame la fit alors sortir dans le patio et lui enjoignit de lever la tête. Aïcha recula en découvrant une immense bâche qui recouvrait entièrement la halka et qui était constellée de petites sources de lumière. Voilà que le prodige se renouvelait !

-          Tu vois Aïcha, ce que tu prenais pour la lumière du Tout-Puissant est une invention des hommes. C’est l’électricité, la lumière apprivoisée par Bani Adam, expliqua doctement Hadja Tamo. Le riad du Pacha est la première demeure de la médina à en être équipée, c’est tout.

C’est tout ? La pauvre Aïcha était pétrifiée. Elle ne comprenait pas très bien ce que racontait Tamo mais était certaine à présent d’être tombée dans un piège. Il faisait nuit noire depuis belle lurette et ce qu’elle avait pris pour l’éclat d’une belle journée d’été finissante était cette invention du diable ! Comment avait dit Tamo déjà ? Triciti ? C’est ça, triciti ou quelque chose comme ça. Sans prendre garde, elle s’assit sur le beau canapé de velours et de soie où trônait tout à l’heure la Cherifa de Salé. Hadja avait déjà quitté le patio, sans doute pour colporter l’histoire de la pauvre Aïcha qui sera répudiée pour avoir confondu jour et nuit.

Tamo revint flanquée de Hadja Rqia, elle aussi souriante et apaisée.

-          Te voilà jeune mariée à présent, se gaussa Tamo en désignant le trône de la mariée où Aïcha était affalée.

Celle-ci bafouilla, se leva d’un bond mais baissa la tête, soumise et dépassée. Rqia lui souriait gentiment.

-          Ne t’en fais pas Aïcha, tout cela va s’arranger. Le Pacha enverra demain chercher El Hadj et quelqu’un lui expliquera pourquoi tu n’es pas rentrée chez toi avant l’heure décente. Il lui dira que c’est la faute de triciti, cette lumière que nous ont apportée les étrangers et qui bientôt révélera tous nos secrets et toutes nos faiblesses. Que Dieu nous garde !

Elle suggéra à Aïcha d’aller diner en cuisine puis de dormir dans la petite chambre qu’occupe Fatma, la jeune servante arrivée la veille de Ben Guerir. Aïcha s’abaissa pour lui embrasser la main que la belle dame noire retira prestement.

-          Que fais-tu ma pauvre fille (la différence d’âge ne justifiait nullement ce titre) ? Seuls le Pacha et les Chorfas ont droit à ce privilège. Contente-toi d’aller dormir et de rêver à toute la beauté que tu as découverte aujourd’hui dans ce mariage béni parmi tous. Demain, El Hadj sera là !

Aïcha s’inclina, ramassa les franges de son drap blanc et disparut dans la partie de la vaste demeure encore plongée dans le noir.  

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